dimanche 22 mars 2015

La Complainte du Progrès / Boris Vian




Pour s'affranchir de la servitude, l'homme a mis au point de nombreux stratagèmes, plus ou moins ingénieux au fil du temps.

Comme la roue, pour transporter des choses plus lourdes que lui, le gourdin, pour affiner sa diplomatie et le décapsuleur, pour arrêter de s'exploser les dents.

Malin, l'Homme.

C'est donc fidèle à cette tradition de lutte contre l'effort et la relouterie du quotidien que j'ai décidé, moi aussi, de faire un pas dans le futur, d'embrasser le progrès et de faire confiance à la science pour faciliter ma vie et alléger mes épaules frêles.

J'ai déjà un décapsuleur, je vous rassure. Et j'ai un usage plutôt modéré du gourdin.

En revanche, je connaissais les vicissitudes des lavandières, le dur labeur du lavoir, la galère du linge sale et les tours de reins à porter ledit linge sale au lavoir moderne.

Les lavomatics.
Où je croisais des familles, gosses emmitouflés dans le dos des mamans inclus, des étudiants, des clodos qui se protègent de la pluie et du froid, des camés en pleine descente, des gens saouls et des princesses d'Afrique belles comme la reine de Saba qui se préparaient pour les sorties du week-end.

Bref, des gens. Plein.

Mais la technologie nous sépare, finalement, puisque dans mon ascension libératrice, j'ai fait l'acquisition de mon nouveau pote:

Une machine à laver.

Hello, Buddy !


Une machine à laver qui me permet d'éviter les corvées et les douleurs lombaires, qui me permet d'utiliser mon décapsuleur pendant que mon linge se fait des tours de manège, une machine à laver qui m'économise ces incessants aller-retours entre le lavomatic et mon 6ème étage sans ascenseur.

Mais une machine à laver qui m'a éloigné des reines de Saba et de leurs sujets.